L'HOMME EN VOIE DE DISPARITION ?

Publié le par Dr Max Fleury

mon-medecin-a-dit.com reproduit ici un texte paru dans Le Monde Diplomatique d'Aout 2001, extrait de l'ouvrage du journaliste et philosophe Jean-Claude Guillebaud Le Principe d’humanité (Le Seuil), un texte qui garde toute son actualité.  Avec sa puissance de réflexion et son talent d'écriture, Jean-Claude Guillebaud interpelle nos consciences : "Abandonné à lui-même et appliqué à l’espèce humaine, le projet technoscientifique en vient à reconstituer des modes de domination, à justifier des renoncements démocratiques, à fonder un antihumanisme qui sont l’écho direct d’un passé reconnaissable".

Comment défendre l’humanité de l’être humain face aux désordres économiques et scientifiques qui se profilent ? Les trois mutations historiques qui secouent la planète - celle de l’économie avec la mondialisation, celle de l’informatique avec Internet et celle de la génétique avec le clonage - ne peuvent plus être pensées indépendamment l’une de l’autre. Elles se combinent pour faire système et, sous couvert de modernité, risquent de conduire à des régressions antidémocratiques. Plaidoyer pour une approche critique de ces trois révolutions.
Par Jean-Claude Guillebaud - Le Monde Diplomatique - Août 2001

Nous sommes devant un stupéfiant paradoxe : une logique invisible, jour après jour, tire le tapis sous nos pieds. Les valeurs, les concepts, les objectifs démocratiques que nous mettons ostensiblement en avant se voient affouillés dans leurs tréfonds. Nous vivons et pensons en quelque sorte au-dessus du vide, mais ce vide nous attend.

Nous croyons - légitimement - aux droits de l’homme. Nous sommes convaincus que leur triomphe progressif à l’orée d’un nouveau millénaire annonce moins la fin de l’Histoire que la défaite (au moins provisoire) des tyrannies et des dominations. Adieu, fascisme, communisme, nazisme, adieu médiocres dictatures, adieu enfermements imposés !

Dans le même temps, nous partageons une conscience plus aiguë de ce que peut être un crime contre l’humanité. Celui qui ajoute au meurtre des hommes le déni de l’humain ; celui qui aggrave le massacre par la mutilation du sens. Notre mémoire est encore vive à ce propos. Pour interdire à jamais ces carnages et ces désolations infrahumaines, pour en conjurer le péril, nous voulons échafauder un droit international nouveau, avec ses catégories pénales et ses tribunaux, en attendant sa « police ». Telle est la doxa indéfiniment rabâchée.

Or, dans notre dos, pendant que nous argumentons et moralisons ainsi, des questions capitales sont murmurées que nous préférons, pour le moment, ne pas écouter. Qu’est-ce qu’un homme, au juste ? Que signifie le concept d’humanité ? Cette idée ne serait-elle pas révisable ou évolutive ? Chose incroyable, ces nouvelles mises en cause de l’humanisme ne sont pas exprimées, comme jadis, par des dictateurs barbares ou des despotes illuminés, elles sont articulées par la technoscience elle-même en ses nouveaux états. Elles sont même corrélées aux promesses étourdissantes de ladite science - comme si c’était le prix à payer ou le risque à prendre. Mettre l’homme en question pour mieux le guérir... De la biologie aux neurosciences, de la génétique aux recherches cognitives, tout un pan de l’intelligence contemporaine travaille ainsi à ébranler les certitudes auxquelles nous sommes encore agrippés.

Cette remise en question de l’humanité de l’homme est favorisée par l’indigence de notre réflexion sur le « basculement du monde (1) ». En réalité, nous sommes en train de vivre trois révolutions/mutations simultanées, dont les effets s’ajoutent et se conjuguent. La complexité de leur enchevêtrement nous empêche le plus souvent d’apercevoir les nouvelles injustices ou dominations dont elles sont dramatiquement porteuses.

Trois révolutions ? D’abord, bien sûr, la révolution économique globale. Commencée au XIXe siècle, elle a pris aussitôt après l’effondrement du communisme un essor nouveau. Elle consiste en une disparition accélérée des frontières, une libération des forces du grand marché international, un recul - voire une quasi-disparition - des Etats-nations en tant que régulateurs du développement économique. Cette mondialisation-là a fait sortir le génie (le marché) de la bouteille (la démocratie) dans laquelle il était jusqu’à présent enfermé et domestiqué. Porteuse de promesses incontestables - comme l’était la révolution industrielle -, cette mondialisation est grosse de menaces. La plus évidente, c’est l’érosion progressive du politique, c’est-à-dire de la capacité d’agir collectivement sur le cours des choses.

La deuxième révolution est informatique, ou numérique. Elle est concomitante de la première. Ses principaux effets commencent seulement à se faire sentir. Mais encore ? Le mot « informatique » fut forgé en 1962 par Philippe Dreyfus à partir des mots « information » et « automatique ». Le mot désigne aussi la science sur laquelle repose cette technologie (computer science (2)). On est encore au tout début d’un gigantesque processus qui modifie en profondeur notre rapport au temps et à l’espace. L’un et l’autre sont en quelque sorte abolis peu à peu au profit d’une dimension spatiotemporelle uniforme et déroutante : l’immédiateté virtuelle. Le triomphe du numérique, de l’Internet, du cyberespace, fait émerger sous nos yeux un « sixième continent », dont la particularité est d’être non seulement dé-territorialisé, mais gouverné par l’immédiateté. Or c’est aujourd’hui vers cet étrange continent qu’émigrent l’une après l’autre - et dans un désordre redoutable - toutes les activités humaines : commerce, finance, culture, communication, économie, etc.

Le rythme de cette migration s’accélérera encore, au gré des percées technologiques. Pour le moment, les Etats-nations et la démocratie elle-même sont largement démunis devant ce nouveau continent numérique, un continent à hauts risques, une jungle. Que pèseront nos règles internationales, nos conventions commerciales, nos codes, s’ils se dissolvent continûment dans un non-lieu planétaire où les plus forts assoient déjà leurs nouveaux empires ?

La troisième révolution est génétique. Elle est largement gouvernée par les lobbies de la biotechnologie et - pour l’essentiel - plus soumise aux lois du marché qu’à celles de la bioéthique.

Or, ces trois révolutions, nous les analysons séparément. Nous soupesons les promesses et les périls entraînés par l’une ou par l’autre. Nous polémiquons sur des alternatives particulières, liées tantôt au génétique, tantôt au libre marché, tantôt aux aléas numériques. On peut dire que l’appareil de réflexion tout entier - disciplines universitaires, parcellisation du savoir, spécialisation des chercheurs, des vulgarisateurs, des journalistes - est paralysé par cette fragmentation de la pensée. Les économistes planchent sur la mondialisation et son éventuelle régulation, mais se risquent rarement, avec leurs outils conceptuels, sur le terrain des biotechnologies. Les généticiens et les « éthiciens », de leur côté, n’ont pas toujours les compétences - ni l’audace - requises pour réfléchir aux dérégulations de l’économie ou aux ouragans symboliques induits par la révolution informatique. Les informaticiens, quant à eux, ont bien trop à faire avec leurs propres recherches pour s’attarder sur la dangereuse prévalence du marché ou la fuite en avant des biotechnologies.

Le même constat peut être fait à propos des médias qui régissent l’opinion. L’économie, l’informatique, la génétique demeurent rattachées à des rubriques différentes et suivies séparément. On décrit volontiers - avec un brin d’étourderie - la géographie « fascinante » de ces nouveaux territoires, mais sans beaucoup s’intéresser aux chemins qui les relient. Pour l’essentiel, chacun reste dans sa paroisse. Il en résulte un émiettement de la pensée, un compartimentage des idées dont l’effet est infiniment dangereux. Misère de la politique ! En agissant ainsi, pour reprendre l’expression utilisée jadis par le grand théologien allemand Karl Rahner, nous acceptons de demeurer des « sots avisés », des « idiots patentés » qui, sans s’en rendre compte, sont empreints d’une « docte ignorance  (3) ».

Pourquoi donc ? Parce que, en vérité, ces trois révolutions sœurs font déjà système et qu’il est frivole de les considérer séparément. On commence seulement à comprendre que les problèmes principaux, les risques les plus immédiats, les vrais sujets d’inquiétude ne sont pas forcément liés à telle ou telle de ces révolutions mais à l’interaction des trois, à l’interférence incontrôlée de l’une sur l’autre, à l’accélération intempestive de l’une sous l’effet mécanique des deux autres. Pour prendre un exemple, ce ne sont pas forcément les neurosciences ou la génétique qui posent problème, c’est l’arraisonnement incroyable de ces deux disciplines par des logiques financières hors contrôle. Ce n’est pas le marché qui est dangereux en soi, c’est son application dévastatrice à certains domaines - les biotechnologies - qui devrait relever exclusivement de la volonté politique et de la régulation morale.

Autrement dit, le préjugé économique rend dangereux le préjugé génétique, qui rend lui-même potentiellement redoutable le préjugé informatique. Les réciproques sont vraies. Et ainsi de suite. Un rassemblement des concepts est donc l’une des tâches les plus urgentes qui soit. La violence des changements nous condamne, si l’on veut les comprendre et les contrôler, à une transdisciplinarité têtue. Ces trois mutations historiques, nous devons donc apprendre à les penser ensemble. Faute de cela, nous laisserons triompher, non point la « modernité », mais la régression historique que, paradoxalement, elle dissimule.

L’hypothèse du clonage humain

L’air du temps, si moderniste en apparence, charrie en effet des régressions manifestes. Dans la postmodernité célébrée par les médias, il y a plus d’archaïsme qu’on ne l’imagine ! La plupart des malentendus viennent de là. Entrant dans un nouveau millénaire, abasourdis d’inventions et de technologies, il nous arrive malgré tout d’y reconnaître fugitivement certains aspects du... XIXe siècle. Nous n’aimons guère en parler, car d’instinct nous refusons de croire que l’histoire puisse marcher à reculons. Nous préférons célébrer la technoscience triomphante - ses promesses, ses avancées, ses étrangetés - plutôt que d’envisager l’hypothèse d’une quelconque régression historique l’accompagnant. Nous avons tort. L’histoire, même scientifique, n’avance jamais avec la majesté d’un fleuve. Elle sinue aussi, et parfois se tord. Elle bégaie ou se replie en accordéon. Elle a ses ruses, disait Hegel. Le fait est que, dans le fouillis des révolutions contemporaines, certaines rémanences nous ramènent pour de bon au XIXe siècle.

Abandonné à lui-même et appliqué à l’espèce humaine, le projet technoscientifique en vient à reconstituer des modes de domination, à justifier des renoncements démocratiques, à fonder un antihumanisme qui sont l’écho direct d’un passé reconnaissable. Sur ce chapitre, l’étrangeté de la régression devient proprement saisissante. Colonialisme, racisme, esclavagisme, eugénisme, nihilisme : voilà que nous reviennent - sous le vernis d’un maquillage new look - des configurations morales, des projets ou des fausses fatalités qui à l’évidence nous ramènent en arrière.

L’hypothèse du clonage humain ne réinvente-t-elle pas les catégories mentales de l’esclavage ? La génétique - avec ses quotients et sa prétendue « normalité » - ne risque-t-elle pas d’engendrer un racisme du troisième type ? Les biotechnologies ne favorisent-elles pas, déjà, une reconquête coloniale ? Pour prendre ce dernier exemple, il est clair qu’une nouvelle pratique mondiale se met en place, qui n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, la logique conquérante d’autrefois. Une gigantesque course aux gènes est engagée en effet sur toute la planète. Elle met aux prises quelques grandes sociétés qui cherchent à s’approprier, grâce à la brevetabilité du vivant, le gène rare, la bactérie utile, la semence efficace, l’espèce animale précieuse. Ce qui participait hier encore de la belle gratuité du monde (les res nullius du droit romain) ou provenait de la peine des hommes cumulée sur plusieurs générations de paysans devient aujourd’hui privatisable. Il s’agit de se partager au plus vite ce nouvel eldorado génétique en le quadrillant de barrières juridiques, de périmètres privatifs, d’estampillages commerciaux, etc.

Les pays de l’ex-tiers-monde commencent à comprendre quelle nouvelle dépendance les menace. Ce ne sont plus leurs matières premières qui risquent de faire l’objet d’un nouveau pacte colonial, c’est le patrimoine immatériel de leurs gènes.

Ce n’est là qu’un exemple. Il est emblématique de l’urgence devant laquelle nous sommes placés : élaborer une critique lucide, raisonnable, combattive de ces trois révolutions combinées qui, faute de cela, pourrait bien avoir raison, non seulement du projet démocratique, mais de l’humanité de l’homme.

Jean-Claude Guillebaud

Ce texte est extrait du chapitre premier du Principe d’humanité, Le Seuil, Paris.

(1) J’emprunte cette expression à Michel Beaud, Le Basculement du monde, La Découverte, 1997.

(2) Sur ce point, voir Philippe Breton, Histoire de l’informatique, La Découverte, 1987.

(3) Karl Rahner, conférence donnée au Centre Sèvres le 11 avril 1983 et republiée dans Etudes, septembre 1999.

Publié dans Humeurs

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D
J'ai beaucoup de mal avec le Monde Diplomatique, je n'aime pas en général. Mais par moment, ils sortent des articles d'une qualité remarquable, et le mot est faible.<br /> <br /> À la lecture de l'article je me suis dit que, finalement, une approche systémique réelle constitue l'interdisciplinarité dont il parle.<br /> <br /> Tout ceci me fait fortement penser à l'Incal et, par extension, à tout l'univers de Jodorowsky où les démons du passé se personnifient dans la sacro-sainte science, où l'information est une drogue, où le prez se clone sans fin.<br /> <br /> Et puis, évidemment, le racisme génétique de "Bienvenue à Gattaca" où la discrimination devient science.
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J
Oui, il faut penser les mutations que nous sommes en train de vivre. Non pas pour les tenir à distance, et comme les fuir. Mais pour en saisir l'ampleur et nous rendre capable, les uns par et avec les autres, de prendre les décisions nécessaires.<br /> <br /> Maurice Bellet, dans un de ses livrees ("La seconde humanité, p. 148) écrit ceci : "Dès qu'une mutation se fixe, ses axiomes lui donnent à la fois puissance et limites - et risque d'aveuglement." Et ceci, à la page 158 : "Ce qui est en cause est bien la vie, la vie la plus quotidienne et concrète. L'enjeu est seulement de discerner où est maintenant le lieu stratégique -critique et efficace, où l'on ne se borne plus à pallier le pire, à panser les plaies, à aménager vaille que vaille et au coup par coup l'ordre existant, mais où l'on s'attaque, s'il se peut, à la racine de nos déviances - au coeur du délire." <br /> <br /> Merci, Max, d'ouvrir ton blog aux grands défis qui sont au coeur même de nos identités. "Car c'est de l'homme qu'il s'agit et d'un agrandissement de l'oeil aux plus hautes mers intérieures", comme l'écrivait le poète Saint John Perse, dans "Vents". <br /> <br /> A suivre donc, j'imagine.<br /> Jean-Claude
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